Farid : d’une rive à l’autre, trouver son alignement
Pour son 3e article, Orenda raconte le parcours professionnel de Farid. J’ai rencontré Farid il y a quelques années, dans une jam à Marseille. On dansait chacun de notre côté, puis on s’est mis à danser ensemble. Et d’un coup, il s’est arrêté, il m’a regardé et m’a dit « j’ai envie de chanter ! », alors il est monté sur scène et il a chanté. J’ai trouvé ça beau, cette pulsion de vie. Après des années à refaire le monde ensemble et écouter sa poésie, j’ai eu envie de l’interroger pour Orenda sur son parcours professionnel, parce qu’il donne de l’espoir et nous enseigne qu’on ne peut pas tricher bien longtemps sur ce qu’on est réellement.
De Sidi Bel Abbès à Oran, le premier rêve
Farid grandit à Sidi Bel Abbès, en Algérie, élevé par ses grands-parents. En 2003, il part s’installer à Oran.
« J’avais besoin de quitter le foyer familial pour m’épanouir. Avec mes grands-parents, il y avait un conflit de générations, on ne se comprenait plus. »
Il débute sa vie professionnelle en tant que standardiste de nuit dans un hôtel 5 étoiles.
« J’avais un salaire pourri, juste de quoi payer un petit appartement qui me prenait plus des deux tiers de mon salaire. »
Ce travail solitaire lui permet de cultiver une fibre artistique qui a toujours été présente en lui, il griffonne, écrit des nouvelles. Puis, il trouve un autre travail, mieux payé, téléconseiller chez le premier opérateur téléphonique d’Algérie.
« Pour moi, c’était le service militaire du travail. C’est le métier le plus inhumain du monde, je pense. »
Il y reste un an, jusqu’à ce que sa petite-amie de l’époque lui fasse découvrir le métier de commercial itinérant. Un métier qui lui fait envie, parce qu’il lui permettrait de gagner plus d’argent et de ne pas rester enfermé dans un bureau. Après plusieurs expériences dans des entreprises « foireuses », un ami qui travaille chez Caterpillar lui décroche un rendez-vous.
« C’était un boulot qui me faisait rêver, parce que c’était une multinationale, il y avait des avantages, c’était la planque. »
Les trois premières années dans cette entreprise se passent à merveille. Il vend bien, gagne beaucoup d’argent.
« J’ai pu atteindre un truc qui était important pour moi, c’était de fréquenter le milieu de gens qui ont un peu de thunes, qui s’habillent en chemise blanche, fréquentent les restos. Je viens d’une famille très modeste, donc mon rêve, c’était d’arrêter d’être pauvre. »
Après trois ans, la mauvaise entente avec le nouveau manager et la montée de l’islamisme en Algérie lui donnent des envies d’ailleurs. La France, peut-être.
En apnée
Partir ? Rester ? Un choix difficile pour cet épicurien qui milite alors à sa manière.
« J’avais un groupe d’amis qui me faisait énormément de bien. Refaire le monde autour d’une bouteille de vin avec eux, c’était une activité extraordinaire. On passait des week-ends à la plage, entre filles et garçons, à faire des barbeucs, boire du vin, jouer de la guitare et refaire le monde. Ça avait beaucoup de sens et ça me rendait vraiment heureux. C’était de l’art pour moi. »
Des actions qui semblent banales en France, mais qui peuvent avoir beaucoup de sens dans une Algérie restrictive.
« Prendre une guitare et jouer dans la rue n’a pas du tout la même signification que de le faire ici en France. Je faisais partie d’un collectif qu’on avait monté en 2011, qui s’appelait le CLACC, le Collectif pour la Libération de l’Activité Culturelle et Citoyenne. Dans ce collectif, je prenais ma guitare tous les samedis et je jouais dans la rue, pour ramener la musique dans l’espace public. C’était au moment du Printemps Arabe. Nous, on voulait faire un soulèvement, mais artistique. Jouer dans la rue, ça ne se faisait pas, on ne savait pas si c’était interdit, ça ne se faisait juste pas. Il y avait l’état d’urgence, instauré par Bouteflika, les libertés individuelles étaient très restreintes, les choses étaient opaques, on ne savait pas toujours ce qui était réellement interdit ou pas. Par exemple, on mettait les « non-jeûneurs » en prison pendant le ramadan, alors qu’aucun texte ne disait clairement ça. »
Quitter sa vie n’est pas simple, mais Farid suffoque.
« J’avais l’impression d’être en apnée en Algérie. Quand j’étais en Europe, je pouvais reprendre mon souffle. »
L’autre rive, l’autre rêve
Après quelques mois de réflexion, Farid et sa petite-amie décident de partir vivre en France, à Marseille. Il garde d’abord un pied en Algérie, fait beaucoup d’allers-retours, et prend, en mai 2015, son premier aller simple, mais avec une condition : celle de ne plus exercer des métiers qui n’ont pas de sens pour lui.
Deux ans plus tôt, Farid avait eu l’occasion de participer à un échange interculturel entre la France, l’Algérie et l’Allemagne, avec des résidences artistiques à Marseille, Oran et Berlin, pour monter une pièce de théâtre. Une expérience qui avait révélé chez lui une passion pour l’animation culturelle.
« J’avais atteint ce rêve de sortir de la précarité et c’était super, mais un moment, ça ne le faisait plus. Quand on me demandait ce que je faisais, ça me gênait de répondre que j’étais commercial. Et en même temps, je ne me considérais pas comme un artiste. Mais changer de pays, c’était me concentrer sur la passion, sinon ce n’était pas possible. Je me suis dit : “t’as 33 ans, t’as l’âge du Christ, il a converti des millions de personnes, toi tu peux te reconvertir !” C’était pas simple, il fallait que je trouve un boulot qui me ressemble. »
À la recherche de sa voie, Farid dépose des CV, fait des remplacements en tant qu’animateur et se rend à la Chambre des Métiers de Marseille, où une conseillère l’oriente vers un BPJEPS (Brevet Professionnel de la Jeunesse, de l'Éducation populaire et du Sport).
« J’ai vu cette conseillère une heure, mais elle a changé ma vie. »
Farid effectue sa formation en alternance dans l’association Synergie Family, où il met en place des projets artistiques dans des écoles. Puis l’alternance se transforme en CDI.
Transcender les maux
En parallèle de ses activités au sein de l’asso, lui qui se disait alors « artiste en dilettante », soumet à des amis musiciens l’idée de mettre à l’honneur et en musique les poèmes bédouins de tradition orale, fredonnés par leurs grands-parents. Ensemble, ils forment le groupe Ferraj.
« À Marseille, j’avais commencé à étudier la poésie bédouine pour garder un lien avec l’Algérie. Mon grand-père chantait de la poésie bédouine quand j’étais gamin, ces chants m’étaient indigestes à l’époque ! Et maintenant ça me touche. C’est après le décès de mon grand-père, que j’ai aimé ces chants. Quand les gens disparaissent, il y a plein de choses qui te paraissent soudainement hyper belles. C’est comme la salade de pommes de terre de ma grand-mère, avec de l’huile d’olive, des oignons, du vinaigre et de la tomate. Quand j’étais jeune je détestais ça, j’en pouvais plus ! Maintenant pour moi manger ça, c’est comme manger dans un resto 5 étoiles. La poésie bédouine me fait le même effet, elle me permet de garder le lien. »
Son travail à Synergie Family lui donne l’opportunité de suivre une formation de coach professionnel et plus tard, de former lui-même des coachs.
« Ça m’a ouvert à ce qu’on appelle ici le travail sur soi. C’était le début d’une expérience professionnelle, mais sur moi-même ! C’est pas rémunéré en argent, c’est rémunéré en dépression ! C’est grâce à ça, et à mon travail dans le socio-éducatif, dans l’animation et dans l’éducation populaire, qu’aujourd’hui, j’arrive à faire des projets artistiques qui me ressemblent. »
Peut-être parce que, parfois, il est nécessaire de tout casser pour pouvoir mieux reconstruire, Farid finit par quitter son travail et par se séparer de Ferraj.
« Ferraj a commencé à bien marcher, mais on s’est séparés parce que ça marchait plus entre nous. C’est une séparation qui m’a fait beaucoup bouger. Je lui dois énormément. Elle a été douloureuse, mais salvatrice. Ça ne me faisait plus de bien. La séparation s’est faite dans la douleur, mais je pense que c’est l’une des meilleures choses qui aurait pu m’arriver à ce moment-là : me séparer de Synergie et me séparer de Ferraj. Mes premiers projets ont assouvi une soif d’être sous les projecteurs, de monter sur scène, de monter des projets. J’étais dans un pays où c’était possible, donc j’étais complétement boulimique, un peu bulldozer. Je détruisais des choses, parce que j’étais maladroit, je voulais tout faire, trop vite. »
Viens, on crée
Peu avant, il fait la connaissance de Samir Mohellebi, un musicien avec qui il débute un projet « récréation », pour se reposer des autres projets.
« On n’avait pas envie de se rajouter d’autres trucs, juste s’amuser. J’ai dit à Samir, moi j’ai envie de reprendre des vieux titres de raï, il m’a dit : “écoute, j’ai une petite boite à rythme, viens on le fait, on voit ce que ça donne”. On n’aurait jamais imaginé que ça allait devenir un vrai projet. »
Petit à petit, le projet Benzine commence à prendre forme, sa forme.
« Samir m’a dit : “c’est super de reprendre des vieux poèmes bédouins, mais ça ne te dit pas d’essayer d’écrire comme un bédouin ?” Alors, j’ai commencé à écrire, je ne me sentais pas cette légitimité d’écrire comme un poète bédouin, mais je me suis dit, on s’en fout, ce sera moi, Farid. »
Farid écrit, les deux composent, et la magie opère.
« Samir, c’est une rencontre très importante, c’est un gars qui est tout sauf dans le paraitre. Il a un propos. On s’est entendu pour faire des albums. S’il y a la scène, c’est super, mais on ne va pas courir après les dates. »
Ce qu’ils veulent, c’est créer quelque chose, et le créer même dans la matière.
« Pour nous c’était hyper important de pouvoir faire un vinyle. On vit dans un monde où on touche de moins en moins les choses. Tu passes des semaines en studio, à la fin on ne te donne rien, on t’envoie un fichier ! Pour moi c’est important de toucher les choses, qu’elles soient palpables. »
Après un an et demi de séparation, le directeur de Synergie Family rappelle Farid et lui demande de revenir. Depuis son départ, l’association a beaucoup grandit, ce qui permet à Farid de pouvoir proposer de beaux projets, comme J’irai créer chez vous.
« C’est une idée qui est née pendant le Covid. J’ai imaginé une résidence de création, mais chez les gens. On ne pouvait plus faire de résidence, on ne pouvait plus rencontrer les gens. Du coup, je me suis dit que j’avais envie d’aller chez les gens, dans leur quotidien et de créer quelque chose ensemble. Ça a donné un film documentaire, tourné dans le quartier des Caillols, à Marseille. On a fini par jouer sur un balcon, avec des projections sur l’immeuble, c’était très beau. »
Et maintenant ?
Nawri, le premier album de Benzine, sorti le jour du printemps 2023, a été très bien accueilli et est lauréat coup de cœur 2023 du dispositif Prenez votre envol de Nuits Métis.
« Et puis il y a la Navette, l’asso-label que j’ai créé en 2019. Benzine en fait partie, avec d’autres projets. Avec la Navette, on essaie de créer du lien dans tout le bassin méditerranéen, avec comme moyen de locomotion, l’art et la culture. On va ouvrir un lieu, imaginer des ateliers dans les quartiers, signer d’autres artistes… En fait, c’est un terrain de jeu pour nous. Et tout ce qu’on fait, on ne le fait plus en dilettante. »
Si les premiers pas dans le monde professionnel ont répondu à l’urgence de sortir de la précarité, et si les premiers projets artistiques ont assouvi une soif d’être sous les projecteurs, la somme des expériences artistiques et professionnelles de Farid lui ont permis d’atteindre une forme de maturité et de pouvoir mener, aujourd’hui, des projets qui portent un propos, des convictions.
« Maintenant, c’est une mission, c’est cohérent avec un propos intérieur. Je réfléchis à ce que je vais dire avec la musique. Je suis content de la voie que j’ai trouvée. Je comprends que l’alignement est vraiment important. On ne peut pas parler d’alignement professionnel si on ne l’est pas ailleurs. Si tu triches quelque part, ça va se ressentir sur tout le reste. Tu ne peux pas, par exemple, dire que tu es quelqu’un d’authentique, et faire de l’art juste pour gagner de la thune, c’est pas possible. Tout fonctionne ensemble, il faut une cohérence. »
Le message de Farid aux lecteurs d’Orenda
« Le fait d’être perdu, c’est le début de quelque chose. Ça veut dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas, et qu’il y a la possibilité de plein de choses. J’ai remarqué que souvent, les gens perdus ont beaucoup de compétences, sont passionnés, et ne savent pas quoi faire de tout ça. Et un moment dans la vie, on a envie de se poser, de s’affirmer dans quelque chose. Je pense qu’il y a un moyen de rassembler toutes ses compétences, et de trouver un axe qui puisse les réunir, où on peut s’épanouir vraiment. S’il y a cette voix qui est en vous, il faut l’écouter, il ne faut pas être dans le déni, surtout pas. Quelque chose est en train de se passer. Il faut lui accorder du temps. Il faut la prendre par la main, lui dire “qu’est-ce que tu as envie de me dire ?” et marcher avec. »
Les livres “déclic” de Farid
📚 J’avoue que j’ai vécu, de Pablo Neruda : c’est un livre que j’ai lu quand j’avais 20 ans, il m’a fait énormément de bien. Sa vie est une histoire de reconversions. C’est un livre très intime. Il nous dit de faire confiance à la vie. On est en train de se débattre, mais pour rien du tout. Il nous dit « fais confiance à cette voix qui te parle ».
📚 Lettres à un jeune poète, de Rainer Maria Rilke : c’est mon livre de chevet. Il a changé ma vision de l’art et a beaucoup contribué à mon alignement. Il m’a aidé à définir cette pulsion artistique qui est en moi et que je n’ai jamais expliquée. Personne n’est artiste dans ma famille. C’est comme si tu naissais avec un truc, tu n’es pas responsable de ça, et tu dois te démerder toute ta vie avec. Tu peux en faire ce que tu veux, tu peux ne rien en faire, tu peux le faire en dilettante, mais tu peux aussi l’assumer et ne pas être dans le déni, te dire ok, je suis artiste, qu’est-ce que j’en fais ? Quand un vers me tombe dans la tête la nuit, je sais que je ne vais pas pouvoir dormir, il va falloir que je me lève et que j’écrive le poème, parce que c’est comme ça. Si j’ai une mélodie, il faut que je la compose. C’est comme ça. C’est moi. Si je ne le fais pas, je ne vais pas pouvoir être heureux.